PREMIÈRE NEIGE
la matinée est une vieille dame sereine avançant d’un pas égal vers l’épicerie l’air est neuf et propre les oiseaux se jettent tête première dans les glissades du vent on s’éveille avec une première neige sur la langue les mots légers et humides flottent au vent sur la corde à linge du matin on pourrait les dire à nouveau pour une première fois on prend le plus de temps possible pour les plier un par un soigneusement avant de se tacher les doigts sur les pages du journal - d’abord ne pas parler laisser remonter en nous un langage antérieur au langage palper la trame du silence écouter grincer le bois des jours prendre le pouls de ce qui vibre alentour puis parler (lentement) comme si chaque mot pesait cent nuits parler (tout doucement) comme on monte les marches d’un château de cartes un verre d’eau plein à la main dire ce qui depuis longtemps refuse de dormir dans la nuit de nos chaumières et sur les berges de nos rivières intérieures d’une infime pression de la paume choisir chaque mot avec minutie comme des œufs dans le carton de la phrase comme si dans chacun d’eux logeait fragile une partie de nous toujours susceptible de changer d’adresse mettre dans la confection du message le soin d’une mère ou d’un artisan afin qu’il trouve refuge dans la peau et dans le temps Choisir encore le ton le rythme et le destinataire des mots enfin, parler vraiment car les histoires sont infinies seuls les mots nous sont comptés |
LETTRE AUX FILS DE L’ÉPOQUE
Venez fils sans regarder devant nous jetterons tout ce qui brûle dans le ventre de nos trains puis jetterons nos trains dans le ventre de trains plus gros tous monteront fils nous construirons le train autour d’eux et jetterons leurs meubles dans la gueule de nos fournaises ceux qui demanderont la destination seront enterrés vivants dans le vacarme des roues des rails et du vent leurs appels seront distancés par la marche rapide de nos désirs nous brûlerons la mémoire et le train roulera sur les cimetières nous brûlerons le savoir et le train roulera sur les rides du front nous brûlerons les récoltes et le train roulera sur nos côtes nous brûlerons le sens des mots et le train roulera sur notre langue nous planterons des forêts à même la fournaise afin qu’elles poussent et brûlent sans perdre de temps le train ira plus vite que le regard et nul pas même nous, fils ne saura où il va avec le temps sa vitesse s’imprimera en nous si bien que le ralentir deviendra aussi dangereux que de le laisser sauvage mais peu importe fils puisque nous aimons le vent sa voix plus forte que toute autre à nos oreilles nous ne manquons ni de rails ni d’ouvriers et si les rails doivent manquer nous roulerons sur les ouvriers et si les ouvriers doivent manquer du plus grand au plus petit je vous coucherai sous le train fils et avec vous je regarderai le spectacle du train qui tout entier redevient vent |
LE CRI
N’entendre du cri que les mensurations du cri son origine, sa force, la mesure de son urgence puis couper le cri, peigner le cri, cirer le cri puiser le cri sale dans la bouche sale qui le hurle pour le déposer dans une bouche qui ignore ce que crier veut dire puis faire voyager le cri au creux de cette bouche propre diluer le cri, bavarder le cri, manucurer les ongles acérés du cri mettre entre le cri et l’oreille un voile d’indolence un grésillement incessant puis, finalement, ouvrir la bouche sur le cri et de cette bouche ouverte et propre écouter le silence du cri car le cri ne dit plus rien ses lettres nées pour éclairer la nuit sont blanches sur le blanc du discours alors tous restent assis la place du cri, au creux de tous, reste vacante tous éteignent l’oreille et tous éteignent le cri mais éteindre le cri devenu propre n’est pas éteindre la bouche restée sale |